Le poisson de Corentin est devenu si célèbre qu’il figure sur de nombreuses représentations du saint ; mais cette anecdote, située à Plomodiern durant la séquence érémitique de la vie de Corentin, ne figure pas dans les pièces les plus anciennes du dossier littéraire de ce dernier : elle apparaît sous la plume d’un auteur que de nombreux indices désignent comme étant l’évêque de Quimper Rainaud (1219-1245). En revanche, l’hagiographe qui, à la fin du XIe ou au début du XIIe siècle, a probablement emprunté sa matière à un liber miraculorum pour rédiger un sermo sur les vertus du saint, rapporte comment la source de Kerfeunteun, jadis miraculeusement jaillie à la prière de Corentin, abritait depuis cette époque une anguille gigantesque : cet animal féérique fut tué par un pèlerin qui participait à la vigile de la fête du 1er mai.
I
Le récit du triple miracle du poisson de Corentin s’apparente très clairement à un « conte merveilleux », dont le « modèle fonctionnel », pour reprendre la terminologie de Greimas, affleure sous le vernis du récit hagiographique : le parcours du héros (ici celui du saint) est jalonné par trois « épreuves » (« qualifiante », « principale » et « glorifiante ») qui constituent les étapes de son évolution depuis une situation initiale (ici celle d’un ermite) jusqu’à une situation finale (ici celle d’un évêque). Cette série d’épreuves peut être résumée comme suit :
1. A Plomodiern, Corentin se nourrit quotidiennement d’un morceau de chair prélevé sur le poisson qui habite la fontaine où le saint vient puiser l’eau dont il a besoin ; et, chaque jour, l’animal guérit miraculeusement de sa lésion [= « épreuve qualifiante »].
2. Lors d’une visite impromptue de Gradlon, Corentin procède de la même manière et la tranche de poisson ainsi prélevée va lui permettre de nourrir le roi et toute sa suite ; Gradlon, constatant que le poisson dont lui et les siens ont abondamment mangé, nage indemne dans la fontaine, reconnaît la sainteté de Corentin et lui fait don du palais royal, ainsi que des bois et de tous les biens qu’il possède dans cette paroisse [= « épreuve principale »].
3. Un membre de la maison royale, voulant réitérer le prodige, ne réussit maladroitement qu’à blesser l’animal ; Corentin, après avoir guéri ce dernier, lui ordonne de se retirer et, jamais plus depuis ce jour, le poisson n’a été vu dans les parages [= « épreuve glorifiante »].
Le poisson, nourriture quotidiennement renouvelée du saint, outre son arrière-plan christique, s’inscrit dans un incontestable contexte folklorique, dont nous avons un exemple similaire dans la vita de Petroc. La multiplication de la tranche de poisson, qui permet de rassasier Gradlon et les membres de sa suite, est explicitement, sous la plume de l’hagiographe, une allusion à l’épisode parallèle de l’Evangile (ut meminisse posset illud Evangelii quo legitur Dominum de duobus piscibus quinque millia homines satiasse) : ce miracle vient donner un fondement juridique aux possessions locales de l’Église de Quimper, qui sont mentionnées dans un acte épiscopal de 1229. Le troisième épisode, lequel n’est pas sans rappeler une anecdote rapportée par Thomas de Celano vers 1229-1230 au sujet de François d’Assise, vient clore définitivement la série miraculeuse, en expliquant les circonstances de la disparition du poisson : non point tant d’avoir été blessé par le familier royal indélicat, mais avant tout parce que le saint lui en a fait commandement. On voit ainsi comment l’hagiographe tardif de Corentin, tout en flattant le goût du jour pour le merveilleux, a su habilement combiner des sources disparates dans le cadre d’un récit ‘rationalisant’, dont la dimension ‘miraculaire’ vise avant tout à justifier certaines possessions de la mense épiscopale ; en même temps l’écrivain fait écho aux quelques éléments qu’il a pu trouver sur le saint dans la vita longior de Guénolé composée à Landévennec vers 880. Cette habileté dénote en tout cas un vrai talent littéraire, mobilisé au service de Corentin, qui, conformément à l’appréciation de Wrdisten (summus speculator), est présenté dans le reste de l’ouvrage comme un modèle épiscopal indépassable.
C’est dans la même approche ‘rationalisante’ que l’anguille féérique du sermo se voit ramenée par l’auteur du texte plus tardif aux dimensions rassurantes de ces anguilles qui, comme l’a récemment rappelé C. Le Cornec, constituent le principal ornement des festins, réels ou imaginaires, du Roman de Renart : simple phénomène de « dégradation du mythe en folklore », pour reprendre la formule de J.-C. Lozac’hmeur à propos des prolongements populaires de la légende dont s’est inspiré Chrétien lors de la composition d’Erec et d’Enide ? Ou bein perte de sens d’un mythe des origines, dont le nom même de Corentin pourrait avoir néanmoins conservé la clé ?
II
C’est à H. Torchet que nous devons d’avoir repris l’examen de l’anecdote de l’anguille de Kerfeunteun dans une perspective renouvelée : comme nous lui avions indiqué que, malgré la mise au point récente de P.-Y. Lambert, l’étymologie du nom du saint restait discutée et que J. Loth l’avait jadis mise en relation avec un élément cobrant/courant, dont on a des témoins au IXe siècle dans le cartulaire de Redon (Cobrantmonoc/Courantmonoc, Haelcobrant/Haelcourant), ce chercheur a émis l’hypothèse qu’un rapprochement entre le nom Corentin et le celtique *gobera/*vobera, « ruisseau souterrain », parfois assimilé au prototype de la Vouivre franc-comtoise, pourrait avoir suggéré « l’anecdote consonante » de l’anguille féérique. Outre Manche, la tradition galloise associe saint Cuby, d’origine cornique, à une anecdote similaire et son nom pourrait lui aussi renvoyer à *gobera selon H. Torchet, qui propose de reconnaître dans ce personnage le « vrai *Goberantin… importé en Armorique sous forme d’un culte, l’inverse pouvant être vrai ».
Cette hypothèse apparaît séduisante et mérite qu’on s’y arrête : elle ne se situe pas, on l’a bien compris, sur le réel terrain philologique, mais sur celui du recours à l’étymologie tel que le pratiquaient à large échelle les clercs médiévaux. Peu importe donc que ce goût des étymologies, où l’homophonie et le calembour ont largement leur part, n’ait que peu à voir avec les travaux actuels d’onomastique, car il renvoie avant tout aux préoccupations des hommes du Moyen Âge et nous donne de nombreuses informations sur les mentalités de l’époque.
Admettons en conséquence que le nom de Corentin ait été à l’occasion rapproché de *gobera, ou d’un autre terme formé à partir de ce dernier. Un tel rapprochement est nécessairement intervenu à l’époque où existait encore la forme *Cobrantin, qui n’aura guère duré au-delà du IXe siècle : voilà fixé le terminus ad quem de l’éventuelle légende onomastique qui mettait en rapport le saint et l’anguille de Kerfeunteun. Wurdisten vers 880 n’en souffle mot ; mais de toute façon l’anecdote sentait la tradition populaire à peine christianisée et il valait peut-être mieux qu’elle fût passée sous silence. Une origine insulaire n’est pas à rejeter a priori : Cuby ? Pourquoi pas ? Cependant, on sait que Corentin était lui aussi honoré outre Manche. Alors ? Un coup d’œil sur le sanctoral cornique s’avère à cet égard très instructif : Cuby était fêté au début novembre (5, 6, 7, 8 ou 9) ainsi qu’au 12 août ; or, la fête de Corentin à Cury était fixée au 2 novembre, tandis qu’une importante foire placée sous le patronage du saint se tenait localement le 3 août, ce qui suggère une certaine confusion entre les deux personnages. Du côté continental, la Vouivre franc-comtoise est notamment connue à Cubry (Doubs) : un rapprochement de ce toponyme avec un terme issu de *gobera pourrait bien être, là encore, à l’origine de l’apparition dans la tradition locale d’une créature fantastique dont la dimension à la fois serpentesque et aquatique n’est pas sans rappeler l’anguille gigantesque de Kerfeunteun.
Signalons enfin la légende saintongeaise de l’anguille de Pons : il s’agit à nouveau d’un animal de dimensions extraordinaires, lequel avait été apporté au seigneur du lieu par l’un de ses vassaux. On recommande alors à l’intendant de garder l’anguille au frais, pour être servie au menu du repas que le sire de Pons veut offrir quelques jours plus tard à l’un de ses nobles voisins : le malheureux officier imagine d’attacher une clochette au cou de l’animal et de le lâcher dans le puits du château ; mais, au jour du festin, impossible de s’emparer de l’anguille, qui a trouvé refuge dans une profonde anfractuosité du rocher. Et la clochette depuis de se faire régulièrement entendre, signalant à tous que l’animal est toujours vivant. Cette légende basée sur une redevance en nature attestée localement au XVe siècle, a perduré jusqu’au XIXe au moins : avec un certain humour, le marquis de la Châtaigneraye, qui, de 1825 à 1867, revendiqua contre la marquise de Tourzel, née de Pons, et les héritiers de cette dernière, d’être reconnu en qualité de prince de Pons, parle, dans l’un des nombreux mémoires au soutien de sa prétention, d’ « une anguille sous roche », débusquée par son adversaire à propos de cette histoire de redevance.
©André-Yves Bourgès 2011Corentin, le poisson miraculeux et l’anguille féérique